24

 

Dimanche

 

Le cri réveilla Thomas. Il lui parvint dans un demi-sommeil, alors que ses pensées allaient et venaient sans trouver la paix. La voix lui parut familière.

Karen ?

Sa main se tendit instinctivement du côté de la table de nuit à la recherche de l’interrupteur. Où était cette foutue lampe ? Ses yeux s’ouvrirent. La table de nuit n’était pas là. Le reste non plus. Sa penderie, son halogène noir sur pied, son bureau Ikea flambant neuf, avec sa bibliothèque assortie – patiemment assemblée et vissée au mur pour ne pas crouler sous le poids des bouquins –, son frigo recouvert de Post-it (choses à faire, choses déjà faites, choses qu’il ne ferait jamais), ses photos d’Afrique. Tout avait disparu.

Thomas louait une chambre chez Mme Gurevitch depuis un an. Cinquante dollars par semaine. Une bénédiction, étant donné la dèche financière dans laquelle il se trouvait.

Mme Gurevitch était gentille. Elle habitait un minuscule pavillon. La première fois que Thomas lui avait livré ses courses, elle avait timidement ouvert sa porte. Par pure espièglerie – et aussi pour voir s’il en était encore capable – il lui avait décoché un sourire ravageur. Elle avait ri. Proposé un thé et des petits gâteaux. Depuis, il habitait chez elle.

Elle fournissait le logement, lui le soutien. Courses, ménage, les choses de base. En ce moment, Tom était auxiliaire de vie pour personnes âgées. Mais il changeait souvent de boulot. Un mois par-ci, un autre par-là. Mme Gurevitch ne disait rien lorsqu’il se saoulait à mort. Lui l’écoutait marmonner ses histoires. Ils étaient bien. Ils pouvaient rester ensemble des heures sans rien faire. Combien de couples pouvaient en dire autant ?

Il cligna les yeux et l’appartement de Mme Gurevitch disparut dans un tourbillon de poudre dorée. Trois murs lépreux retombèrent à la place. Une chambre éclairée par intermittence, soleil, ombre, soleil, façon lampe de projecteur super-huit. Un effet produit par le ballottement du rideau en plastique devant la fenêtre.

Le quatrième mur était percé d’un énorme trou et donnait sur un endroit pompeusement appelé « toilettes » : en réalité, un siège en fonte dépourvu d’abattant. L’ensemble avait dû connaître des jours meilleurs. Le contraste avec l’occupant n’en était que plus saisissant.

Sur la cuvette se tenait Lenny Stern. Impeccable.

— Ravi que vous soyez réveillé, dit le dandy.

Il était habillé et rasé de frais. Le chiotte lui servait simplement de chaise. Il griffonnait sur un carnet à dessin, genoux croisés, jetant de temps à autre des coups d’œil vers son compagnon de chambre.

Le cri retentit à nouveau, dehors, et une voix féminine lança une remarque salace. Des rires masculins lui répondirent. Thomas se passa une main sur le front tandis que les dernières vingt-quatre heures lui revinrent subitement en mémoire.

— Merde.

— Bonjour à vous aussi, répondit Lenny sans lever la tête de son carnet.

Tom ferma un œil à demi.

— Très chic, votre tenue. Vous déjeunez en ville ?

— Je suis allé faire un tour ce matin. Dans le désert, les couleurs de l’aube sont absolument fascinantes. Bien dormi ?

— Quelques cauchemars.

— Vous n’avez pas cessé de marmonner.

— Je dis des choses intéressantes ?

— Une prière, je crois.

— M’étonnerait.

Lenny haussa les épaules sans lâcher son crayon.

— Votre subconscient est plein de ferveur, mon vieux.

— Laissez mon subconscient où il est. (Thomas désigna la fenêtre.) Qu’est-ce qui se passe, dehors ?

— Pearl s’amuse avec Cecil et Vector. Ils sont tout excités.

Tom se leva et écarta le rideau. Le soleil l’éblouit. La chambre au deuxième étage du Pink’s donnait sur le côté. Il pouvait voir l’avenue grimper en pente douce. Il se pencha et aperçut le flanc de la chapelle avec ses pignons et ses fenêtres ovales. Sa blancheur était telle que les collines arides en paraissaient presque ternes. Il consulta sa montre.

— Dix heures et demie ?

— Oui. On dirait que vous aviez besoin de sommeil.

La chaleur commençait déjà à devenir accablante. Dans l’arrière-cour, isolée de la rue par une palissade, Thomas repéra les cendres du feu et le siège en skaï rouge, auxquels vinrent s’ajouter – lumière du jour oblige – une pile de pneus, un énorme container à ordures et de vieux piquets reliés par des cordes à linge.

Un enchevêtrement de tuyaux jaillissait du mur de l’autre maison. Trois pommeaux de douche étaient branchés dessus. Thomas se prit à rêver d’une cascade d’eau fraîche, lorsqu’un couple de silhouettes apparut : Cecil et Pearl, progressant à pas de loup. Une attitude pour le moins curieuse, mais moins que leur tenue : caleçon chez l’un, culotte et soutien-gorge pour l’autre.

Kaminsky – en slip – surgit soudain de derrière le container à ordures. Les autres poussèrent un cri. Kaminsky agrippa le sous-vêtement de Cecil et tenta de le baisser. Le pompiste parvint à se dégager et fila dans l’autre sens. Pearl hurla de rire.

— Ils décompressent, fit Lenny.

— J’avais deviné.

Thomas se rassit au bord du lit, alluma une cigarette, tira une bouffée et rejeta la fumée par le nez.

Lenny leva son crayon.

— Fini.

Il avait l’air satisfait.

— Qu’est-ce que vous dessinez ?

— Vous.

— Sans rigoler ?

— Je n’ai jamais été aussi sérieux.

— Faites voir.

Stern lui tendit l’esquisse. Thomas fut stupéfait. Son double le contemplait, à l’exception peut-être du regard, trop halluciné pour être le sien.

— Vous avez un bon coup de crayon.

— Je me débrouille.

— C’est votre métier ?

— Simple hobby. J’aime bien dessiner les gens.

Thomas examina encore son portrait.

— J’ai l’air aussi angoissé que ça ?

— Quand vous dormez, oui. Pardonnez-moi de vous avoir représenté les yeux ouverts, mais ça donne de la vie au personnage.

— Je comprends pourquoi je fais des cauchemars, à présent. On dirait un type en pleine crise de parano.

Lenny le dévisagea longuement.

— Vous êtes quelqu’un de hanté, Lincoln. Où que vous alliez, vos spectres vont avec vous.

 

Thomas s’habilla et descendit dans la salle commune. Une cafetière fumante l’attendait sur le comptoir.

— Elizabeth a déniché un camping-gaz dans la réserve, dit Lenny.

Tom se choisit un mug Sex And The City, l’essuya sur son T-shirt et le remplit du liquide brûlant.

— Où est-elle ? demanda-t-il.

— Votre petite copine Karen ?

Question étonnante. Il décida de ne pas relever.

— Non. Je parle d’Elizabeth.

— Partie en expédition.

Stern se servit à son tour comme si de rien n’était. Thomas lui jeta un regard en coin. Sa remarque à propos de Karen n’avait pas été anodine, il en aurait mis sa main au feu.

— Elizabeth, Nina Rodriguez et le Dr Walsh sont parties au château d’eau ce matin, reprit le vieil homme.

Il expliqua que les filles s’étaient levées tôt avec l’intention de résoudre le problème de l’eau potable et du réservoir. Nina y avait beaucoup réfléchi. Elle s’y connaissait en mécanique, apparemment.

— Elles ont prévu de rentrer vers midi. Tout comme Cameron.

Léonard avait croisé ce dernier quelques heures plus tôt, passablement énervé. Le roi de l’excursion nautique avait quitté le Pink’s en maugréant quelque chose à propos de la lenteur anormale des secours. Lenny s’était permis de suggérer qu’il valait mieux rester groupés. Cameron lui avait recommandé d’aller se faire foutre. Un échange délicieux.

— Et Peter ?

— Il parle toujours aussi peu. Pour l’instant, il s’amuse avec les trois autres dans la cour. Je crois que ça lui fait du bien. Chacun à tour de rôle garde un œil sur lui. Ma seule inquiétude, en fait, concerne Paula Jones.

— Pourquoi ?

— Personne ne sait où elle est. Rodriguez pense qu’elle boude quelque part.

Thomas examina le fond de sa tasse. Après une soirée pareille, que Paula se tienne volontairement à l’écart n’était pas impensable.

— Rien d’autre ?

— Rien sur votre kidnappeur fantôme, non, si c’est ce que vous voulez dire.

— Vous pensez que je suis parano ?

— Disons que je réserve mon opinion, susurra Lenny. Comme dirait Kurt Cobain, ce n’est pas parce qu’on est paranoïaque que des gens ne sont pas réellement après vous.

Ils discutèrent encore un moment, puis transportèrent les dernières valises dans les chambres, remirent de l’ordre dans la pièce, la débarrassèrent du bac à friture et de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à des déchets. Ils achevèrent la matinée par un coup de balai.

Lenny récupéra son mouchoir en soie qui traînait sur le comptoir et s’essuya le front avec.

— Donc, vous avez été marié à Karen Walsh ?

Thomas encaissa sans broncher.

Il avait prévu que ça finirait par sortir – ce n’était pas un secret, après tout – mais ça lui fit un choc.

— C’est elle qui vous l’a dit ?

— Ce matin. Elle a raconté qu’elle était encore étudiante, mais que vous étiez déjà médecin. La bague au doigt sur un coup de tête. Ses parents n’étaient même pas au courant…

Karen balançait sec.

— Ne faites pas cette tête, dit Lenny. Ce n’était pas dur à comprendre. Dès qu’on vous laisse ensemble cinq minutes, vous vous arrachez les yeux. Votre version, c’est quoi ?

Tom soupira.

— Je revenais de l’étranger. J’avais achevé mollement ma formation de médecin urgentiste, et j’hésitais à poursuivre là-dedans. Alors je traînais sur mon ancien campus à la recherche de nouveauté. Me réorienter en biologie, peut-être, je ne savais pas. À l’époque, à part me taper des bières et des minettes, je branlais pas grand-chose. Karen était jeune. Elle m’admirait. On s’est mariés un soir d’août 97, complètement saouls. Une belle connerie. J’ai pas lâché un goulot de bouteille pendant trois mois. Flirté avec d’autres filles. Bref, ça n’a pas tenu le coup.

— Elle a demandé le divorce ?

— Mieux que ça : elle s’est arrangée pour que je sois radié de l’Ordre des médecins. « Une œuvre de salubrité publique », elle a dit.

Lenny arrondit les lèvres.

— Aouch !

Le dandy n’avait pourtant pas l’air impressionné. Il tripotait le diamant à son oreille, l’air songeur, comme s’il se livrait à un petit calcul mental.

— Si je me souviens des chiffres qui étaient inscrits sur les cartes à jouer, vous avez trente-sept ans. Elle vingt-six. C’est bien ça ? En 97 elle avait quoi, dix-huit ans ?

Thomas en avait marre d’être mis sur la sellette.

— Allez-y ! Dites-le, Stern ! Oui, Karen était mineure à l’époque où on s’est connus. On a couché ensemble, je vous signale que ça arrive chaque année à des millions de gens. Ce n’est pas le problème.

— Ah bon ?

— Son père est professeur. Un big boss dans la recherche médicale. Le genre qui fait la pluie et le beau temps.

— Donc, si je comprends bien, le brave homme s’est bêtement vexé que sa chère fille – mineure – se fasse (Stern compta sur ses doigts) : un, sauter, deux, passer la bague, trois, sans son avis, et quatre, par un confrère cavaleur et alcoolique notoire ?

— Ce que j’apprécie chez vous, Lenny, c’est la délicatesse.

— Et vous dites que cet homme est responsable de votre radiation ?

— Oui.

— Je ne vous crois pas.

— C’est la vérité ! s’indigna Thomas.

— Concernant votre histoire, sûrement. Mais pour la radiation, j’en doute. Il faut, je suppose, que votre faute provienne plutôt d’une erreur médicale, un délit grave ou quelque chose de ce genre. Ne le prenez pas mal, je fais juste des suppositions.

Thomas se rembrunit.

— Qu’est-ce que Karen vous a raconté ?

La porte s’ouvrit. Pearl apparut. Elle avait remis ses vêtements de starlette et semblait en pleine forme.

— Hé ! C’est super-chouette, ici ! Vous permettez que je boive un coup ? On crève de chaud.

Elle s’empara du dernier carton de cocktail aux lychees disponible, l’ouvrit, et traversa la pièce que Tom et Lenny venaient de nettoyer en semant des gouttelettes derrière elle. Thomas se demanda s’il devait s’énerver tout de suite ou lui laisser encore un peu de temps. Elle se retourna pour lui adresser un clin d’œil.

— Au fait, Tommy, Cam est revenu ?

Thomas détestait qu’une gamine s’adresse à lui d’une façon aussi familière. Signe indubitable qu’il devenait un vieux con.

— Non, Pearly. Et toi, tu sais où il est ?

— Bien sûr. Il est parti chercher les secours.

Elle disparut dans l’escalier. Thomas et Lenny échangèrent un regard.

— On a compris la même chose ?

— Oui. Cet abruti de Cameron est parti tout seul dans le désert.

L'Oeil De Caine
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